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Société
L'infernal retour de Tchernobyl
Fabrice Nicolino
Une fantastique bagarre de l'ombre se mène en Biélorussie pour masquer
les véritables conséquences de la catastrophe de Tchernobyl, qui sont
effarantes. Le professeur Bandajevsky, un scientifique de premier plan,
est en train de mourir dans un camp, d'autres ne peuvent plus
travailler. L'enjeu est énorme pour le lobby nucléaire mondial, qui
tente, comme celui du tabac jadis, de gagner du temps. Dire la vérité
serait compromettre l'atome.
Soyons solennel : l'histoire qui suit (1) sort vraiment de l'ordinaire,
et l'on recommandera de la lire avec l'attention qu'elle mérite.
D'autant qu'il y a urgence : Youri Bandajevsky est sans doute en train
de mourir dans le camp où la mafia au pouvoir à Minsk (Biélorussie) l'a
jeté pour huit ans, en 2001. Qui est-il ? Un formidable médecin, né en
1957, spécialiste de premier plan d'anatomopathologie. En 1990, alors
qu'il n'a que 33 ans, il prend la direction du tout nouvel Institut de
médecine de Gomel.
C'est un choix courageux, pour ne pas dire héroïque : Gomel est au coeur
de la zone contaminée par Tchernobyl. Bandajevsky y commence un travail
de fond sur les effets sanitaires de la catastrophe, et découvre très
vite des choses stupéfiantes. En faisant passer des électrocardiogrammes
à ses propres étudiants, il constate chez eux de nombreux problèmes,
trop nombreux pour être le fait du hasard. Plus tard, en autopsiant près
de 300 personnes à la morgue de Gomel, il entrevoit une piste
essentielle : leurs reins, leurs coeurs contiennent des concentrations
très singulières de césium 137 (Cs137), l'un des principaux
radio-éléments dispersés par Tchernobyl. Tout se passe comme si
l'incorporation du césium était différenciée selon les organes
concernés.
La
femme de Bandajevsky, Galina, qui est pédiatre, entre en scène. Elle et
son mari, aidés de quelques étudiants, se mettent à sillonner la
Biélorussie pour ausculter le plus grand nombre possible d'enfants. Si
le césium fait de tels ravages chez les adultes, pensent-ils, il doit en
faire davantage encore chez les gosses, dont le poids est moindre et le
métabolisme plus rapide. En quelques années, ils examinent des milliers
d'enfants biélorusses, trouvant chez la plupart d'entre eux des
concentrations de Cs137 supérieures à 50 becquerels par kilo de poids
corporel, un seuil au-delà duquel apparaissent les maladies. D'ailleurs,
beaucoup présentent de sérieuses pathologies cardiaques, dont
d'inquiétantes arythmies.
En
croisant ces résultats cliniques et le niveau de contamination de ces
mêmes enfants, l'équipe de Bandajevsky réalise qu'il existe un lien
flagrant entre concentration de Cs137 et malformations cardiaques.
Au-delà de 70 becquerels de césium par kilo chez les gosses, à peine 10
% d'entre eux conservent un coeur normal. De nouvelles études confirment
les premières découvertes. Au total, 70 % des enfants vus par les époux
Bandajevsky autour de Gomel souffrent de pathologies cardiaques.
C'est terrifiant sur le plan sanitaire - personne ne soupçonnait des
effets pareils - et c'est explosif sur le plan politique. La
Biélorussie, qui a consacré pendant des années jusqu'à 20 % de son
budget aux conséquences de Tchernobyl, n'a plus qu'une idée en tête :
nier les problèmes, en tout cas relativiser. C'est que deux millions de
personnes, dont 500 000 enfants, vivent dans des zones contaminées : il
faudrait, à suivre Bandajevsky, au moins évacuer les femmes enceintes et
les plus jeunes enfants, et donner à tous les autres le moyen de se
protéger contre la contamination, notamment celle des aliments.
Contrairement à Hiroshima et Nagasaki, où la réaction thermonucléaire
s'était produite dans l'atmosphère, l'explosion de Tchernobyl a
contaminé le sol en y déversant des centaines de tonnes de particules
radioactives. Lesquelles se retrouvent perpétuellement dans les récoltes
avant de passer dans les produits alimentaires. C'est l'horreur, une
horreur sans fin. Ayant bien d'autres chats à fouetter, la mafia
biélorusse veut au contraire, à toute force, clamer qu'on peut vivre sur
des terres contaminées, et qu'on peut même y renvoyer des personnes
déplacées au moment de la catastrophe.
En
1998, le professeur et son épouse sont face à leurs responsabilités :
parler, publier leurs résultats, et donc défier le redoutable régime
post-soviétique d'Alexandre Loukachenko ; ou bien se taire. Galina
rapportera plus tard vingt-quatre heures d'une discussion exténuante
avec Youri. Elle a peur pour sa famille, pour ses enfants, tente de le
convaincre de biaiser, de composer. « Et lui m'a répondu : "Alors tu
n'es pas un médecin. Et si tu n'es pas un médecin, tu peux mettre ton
diplôme sur la table, et sortir balayer la cour." » (2)
Les
résultats sont publiés, et comme si cela ne suffisait pas, Youri, qui
est membre d'une commission chargée de contrôler les fonds publics
destinés à Tchernobyl, découvre une magouille gigantesque. Sur les 17
milliards de roubles affectés en 1998 à l'Institut de recherche sur les
radiations, seul 1,1 milliard a été utilisé pour des études utiles. Le
reste ? Gaspillé, ou pire. Il est menacé, reçoit des lettres anonymes,
mais continue à alerter l'opinion. Dans une de ses dernières
interventions publiques, il déclare : « Si on n'entreprend pas des
mesures permettant d'éviter la pénétration des radionucléides dans
l'organisme des adultes et des enfants, l'extinction menace la
population dans quelques générations. » Vous avez bien lu :
extinction.
Le
13 juillet 1999, il est arrêté et jeté en prison pour six mois. Ce qu'on
lui reproche ? D'avoir touché des pots de vin ! Il perd 20 kilos,
vieillit, aux yeux de ses amis, de dix ans en quelques semaines. Le 27
décembre 1999, il est libéré dans l'attente d'un procès et se remet
aussitôt au travail. Mais le 18 juin 2001, une chambre militaire - ce
qui interdit tout appel - le condamne à huit ans de camp à régime sévère
et à la confiscation de tous ses biens. Évidemment, son successeur à
l'Institut de Gomel met fin aux travaux en cours sur le césium.
Bandajevsky s'enfonce dans la nuit, qui risque de lui être fatale (voir
ci-dessous). Mais l'affaire Bandajevsky, si elle est terrible, n'est pas
unique. Le pouvoir biélorusse, en effet, est parvenu en quelques années
à museler ou contrôler toute recherche authentique sur les véritables
effets de Tchernobyl. Après avoir chassé sa propre ministre de la Santé,
le docteur Dobrychewkaïa, il est parvenu à fermer un autre institut
scientifique, celui du professeur Okeanov, spécialiste des cancers, et à
occulter les travaux des professeurs Demidtchik et Goncharova.
Le
cas du professeur Vassili Nesterenko est plus frappant encore. Héros de
Tchernobyl, où il a été irradié au moment de l'explosion, il s'est
constamment heurté depuis aux autorités en place. Bientôt menacé
d'internement, puis de procès en corruption - comme Bandajevsky -, il
poursuit néanmoins un travail de terrain qui prouve l'extraordinaire
contamination de la chaîne alimentaire. On lui confisque finalement ses
appareils de mesure et, victime d'un infarctus, il perd la direction de
son institut. Va-t-il céder ? Non. Grâce notamment à une fondation
irlandaise, il crée un institut indépendant, Belrad, et repart au
combat. En 2000, il parvient même à mettre au point un produit à base de
pectine de pomme, très efficace pour l'élimination du césium dans les
tissus humains.
Ces
impitoyables manoeuvres politico-mafieuses pourraient paraître
lointaines, et presque exotiques. Mais ce serait oublier que Tchernobyl
est un enjeu mondial pour le lobby nucléaire. Qui tient le « bilan » de
la catastrophe tient probablement entre ses mains l'avenir de cette
industrie de la mort. Michel Fernex, professeur émérite de la faculté de
médecine de Bâle, qui suit la totalité de ce dossier avec une énergie et
une vigilance admirables, affirme : « Si les conséquences sanitaires
de Tchernobyl étaient connues, elles mettraient fin au programme de
développement nucléaire mondial. » Est-ce le véritable enjeu des
drames à répétition qui frappent la Biélorussie ? Le même Fernex a mis
au jour l'intolérable sujétion de l'Organisation mondiale de la santé
(OMS) à ce lobby essentiel qu'est l'Agence internationale pour l'énergie
atomique (AIEA). Où sont passés les résultats de la conférence de 1995 ?
Lire
l'ensemble de notre dossier dans Politis n° 729
(1)
Cet article doit beaucoup aux informations rassemblées par la Crii-rad,
notamment dans son excellent bulletin Trait d'union n° 22.
(2)
Propos tirés d'un film du réalisateur Wladimir Tchertkoff.
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