NUCLÉAIRE  -   La catastrophe sanitaire et agricole mine

encore, seize ans après, les régions contaminées du pays le plus touché

  L'ombre de Tchernobyl plane sur la Biélorussie -   Le Figaro  21. 11. 2002


 

En Biélorussie 1,7 million de personnes vivent dans les zones contaminées par l'explosion du réacteur de Tchernobyl.

Pendant plus de six ans, un groupe d'experts français a piloté un programme visant à apprendre aux habitants à réduire le risque radiologique qui provient essentiellement de leur alimentation. Sur le terrain, les certitudes des Français sur les conséquences sanitaires et sociales d'une catastrophe nucléaire, fondées sur les références de Hiroshima et de Nagasaki, se sont effondrées.

 

Yves Miserey

 

Programme chargé la semaine dernière à Paris pour Vladimir Tsalko, président du comité Tchernobyl en Biélorussie, et Zoé Trofimchik, responsable des relations internationales. Durant quatre  jours, ils ont multiplié les contacts afin de sensibiliser leurs interlocuteurs sur le sort de 1,7 million de Biélorusses qui vivent dans les territoires contaminés par l'accident de Tchernobyl. « Depuis le 26 avril 1986, jour de l'explosion du réacteur numéro 4, notre pays est confronté aux conséquences d'une catastrophe nucléaire sans précédent.  Et il le sera encore pour longtemps. Notre expérience est unique, elle peut être utile à l'ensemble de l'humanité. La communauté internationale doit nous aider », plaide Vladimir Tsalko.

Les deux responsables du comité Tchernobyl, un organisme gouvernemental, ont été reçus à l'Unesco. Ils ont rencontré des représentants des organismes français liés au nucléaire et se sont rendus à Bruxelles auprès de la Commission européenne. Avec quelques experts français présents depuis plusieurs années dans les régions contaminées, ils souhaitent lancer un programme de développement durable dans les territoires contaminés. « Nous avons compris que la mise en œuvre d'une politique de réhabilitation devait intégrer les différentes dimensions de la santé, du développement économique, de l'environnement, de la radioprotection et passait par la coopération avec les populations et les spécialistes locaux », explique Zoé Trofimchik.

Dans ce pays où il n'y a pas de centrale nucléaire, 23 % des terres sont contaminés : 48 000 km2, soit un peu plus que la superficie de la Suisse. Une partie des territoires a été totalement évacuée en raison de la trop forte radioactivité. Le reste est occupé par une population qui vit souvent dans le dénuement. Les personnes les mieux formées et les jeunes ont fui ces zones rurales. « Tchernobyl est aussi une  catastrophe sociale et économique », insiste Vladimir Tsalko, sorte de super préfet des zones sinistrées. Depuis douze ans, la situation ne s'améliore pas. Le gouvernement biélorusse ne consacre plus que 7 % du buget national aux  territoires contaminés au lieu de 20 % dans les années 1990.

Pour ne rien arranger, la Biélorussie est au ban de la communauté internationale. On reproche au président Alexandre Loukachenko de ne pas respecter les droits de l'homme et les libertés fondamentales. Dernier signe de cette désapprobation : la République tchèque a refusé d'accorder un visa à Loukachenko pour qu'il participe au sommet de l'Otan qui se tient aujourd'hui et demain à Prague.

La condamnation à huit ans d'emprisonnement par un tribunal militaire de Youri Bandajevsky, un spécialiste de médecine nucléaire, ne plaide pas en faveur du régime de Minsk. Officiellement, il a été condamné pour corruption (il aurait touché des pots-de-vin de ses étudiants). En fait, le professeur Bandajevsky a eu le tort de dénoncer, dans un rapport, l'inefficacité du suivi des populations des zones contaminées et la gabegie des fonds publics. Mais il est surtout connu en Occident pour être un des rares chercheurs à avoir étudié les pathologies occasionnées par les faibles doses de contamination chez les enfants.

Dans les zones contaminées, la pollution radiologique diffuse est un phénomène invisible et inquiétant dont chacun subit la pression. Les experts français qui ont animé pendant près de six ans le projet européen Ethos ont tous ressenti un choc à leur arrivée. « J'allais là-bas la fleur au fusil comme un expert qui va mettre son savoir au service des populations, se souvient Jacques Lochard, directeur du Centre d'étude sur l'évaluation de la protection dans le domaine nucléaire (CEPN). Tout a basculé en une seule journée quand j'ai entendu  les questions qu'on me posait. Les gens avaient l'impression que ce qu'ils vivaient était pire que la guerre. Il m'a fallu des années avant de comprendre. »

Le projet Ethos (1996-2001) financé en majeure partie par la Commission européenne visait à impliquer la population d'un village, Olmany, dans la protection radiologique avec les moyens existants. Près de 90 % des radiations accumulées proviennent des aliments ingérés. Du coup, le rapport à la nourriture s'est profondément modifié. Les mères de famille craignent pour leurs jeunes enfants en leur donnant du lait de vache.

Les paysans doutent de la qualité de leurs produits. Le foin donné au bétail en hiver est contrôlé. « Lorsqu'on voit que notre lait est contaminé et que les laiteries ne l'achètent plus, on se sent totalement abandonné », témoigne Anna Doulskaia, une paysanne d'Olmany (1). A défaut de produire de la nourriture propre, les plus pauvres n'ont souvent pas les moyens d'en acheter, même pour leurs jeunes enfants.

 « Tchernobyl est aussi une catastrophe agricole, insiste de son côté Sergueï Tarasuk, de l'Institut de recherche en science des sols (Minsk). Tout est devenu très compliqué ».

L'agriculture dans les zones contaminées n'a pas grand-chose à voir avec ce qui se fait dans des conditions normales. Ce jeune chercheur a présenté vendredi les résultats de ses travaux sur la culture de la pomme de terre à l'Institut national agronomique de Paris Grignon (chaque Biélorusse consomme en moyenne 300 kg de pommes de terre par an). En résumé, il explique qu'on peut réduire la contamination des produits tout en augmentant les rendements à condition de sélectionner de nouvelles variétés et d'apporter une fertilisation adaptée à la composition des sols et leur taux de radionucléides. Un savoir qui n'est pas à la portée des agriculteurs, qu'ils soient petits propriétaires ou attachés à un kolkhoze (la réforme agraire n'a pas commencé en Biélorussie).

La stratégie du projet Ethos a ses propres limites, de l'aveu même de l'un de ses principaux initiateurs, Gilles Hériard-Dubreuil, responsable de la société Mutadis spécialisée dans la gestion sociale des activités à risques. « Quand vous arrivez dans un village où le lait n'est pas contaminé et que les gens vous demandent pourquoi leurs enfants sont malades, vous comprenez que le volet sanitaire ne peut pas être laissé de côté », explique-t-il. Or, dans ce domaine, les recherches ont été conditionnées par la référence de Hiroshima et Nagasaki. Certes, en Biélorussie, on dénombre des taux anormaux de cancers de la thyroïde ou de leucémies, mais il existe aussi chez les enfants de nombreuses pathologies touchant le coeur, le système circulatoire ou les reins. Elles n'ont pas  été étudiées, si ce n'est par le professeur Bandajevsky aujourd'hui emprisonné. « Le système immunitaire des enfants est atteint », dénonce Vassily Nesterenko, de l'institut indépendant Belrad, qui relève que les cas de tuberculose se  multiplient.

« A Hiroshima et à Nagasaki les populations ont été exposées par irradiation externe à de très fortes doses, comme un flash, alors que les populations biélarusses sont exposées de façon chronique, un petit peu tous les jours par ingestion de radionucléides. Il s'agit alors de contamination interne. C'est très différent », explique François Paquet, de l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN). « Les gens ont l'impression qu'il y a une dégradation générale de la santé. Pour l'instant, on ne sait pas d'où ça vient. Mais on ne peut pas laisser cette question sans réponse », estime Cécile Luccioni, de l'IRSN, qui vient de passer trois semaines dans les zones contaminées. La conférence internationale qui doit se dérouler à Minsk le mois prochain devrait permettre de lancer de nouvelles recherches.

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(1) Un séminaire consacré à Ethos s'est déroulé à Stolyn en novembre  2001.

Il va être mis en ligne sur le site du CEPN :  http://www.cepn.asso.fr