Les effets des faibles doses en question
Marc Mennessier
Le Figaro - 06. 09. 01
Les radioécologues auraient-ils décidé d'adopter
une démarche résolumment scientifique, en renonçant
au dogme de l'innocuité des faibles doses ? Réunis en congrès,
cette semaine, à Aix-en-Provence, ils n'hésitent pas à
publier des chiffres de contamination supérieurs à ceux
annoncés par les anti-nucléaires. Une révolution...
Il est pour le moins inhabituel d'entendre des experts en radioprotection
faire état de leur
«ignorance» . Surtout lorsque ces «lacunes» se
rapportent à un thème aussi polémique que l'impact
des faibles doses de rayonnements ionisants sur la santé et l'environnement.
La surprise est d'autant plus grande que cet aveu intervient après
des décennies de propos rassurants, voire lénifiants, dont
le point d'orgue a été atteint au moment de la
catastrophe de Tchernobyl, en avril 1986.«Jusqu'à présent,
les études ont été centrées essentiellement
sur l'«accidentel». Autrement dit sur des expositions aigües
à de fortes doses de radionucléides reçues par contamination
externe (NDLR: irradiation directe, contact sur la peau)comme ce fut le
cas lors des explosions d'Hiroshima et Nagasaki», explique Luc Foulquier,
chercheur à l'Institut de protection et de sécurité
nucléaire (IPSN) et secrétaire général d'Ecorad,
le congrès international de radioécologie et d'écotoxicologie
qui rassemble jusqu'à demain, à Aix-en-Provence, un parterre
de 440 chercheurs venus de 38 pays. Mais, à l'exception notable
du cancer, l'impact des faibles doses n'avait encore jamais fait l'objet
d'investigations scientifiques poussées.
Pour combler ce retard, l'IPSN a lancé en début d'année,
au centre de recherches du CEA, à Cadarache (Bouches-du-Rhône),
le programme Envirhom dont les grandes lignes ont été présentées
à Ecorad. Objectif: faire la lumière «sur les effets
liés à l'ingestion chronique de faibles quantités
de radionucléides naturels ou artificiels» et «préciser
les conséquences pour l'environnement de rejets chroniques de radio-éléments.»
Jacqueline Garnier-Laplace, responsable de ce programme, constate, en
particulier, que «les mécanismes de bioaccumulation des radionucléides
dans la cellule et tout au long de la chaîne alimentaire sont totalement
ignorés. On ne connaît pas non plus les conséquences
à long terme de ce phénomène sur le comportement,
l'aptitude à la reproduction ou le système immunitaire des
organismes vivants.»
Autre zone d'ombre: l'intéraction avec d'autres polluants comme
les métaux lourds, les PCB et les pesticides. Dans quelle mesure
la présence de ces toxiques chimiques influe-t-elle sur les effets
de la radioactivité ?
Les spécialistes de l'IPSN vont axer ces recherches tous azimuts
sur une gamme étendue de radio-éléments: le césium
137 qui a contaminé les sols de l'est de la France après
le passage du nuage de Tchernobyl, l'iode 131 responsable de milliers
de cancers de la thyroïde chez des enfants ukrainiens et biélorusses,
le technétium, l'uranium et les
transuraniens (plutonium, neptunium, thorium, etc.).
Pour l'instant, les premières expérimentations portent sur la bioaccumulation de l'uranium dans les chaînes trophiques et ses effets biologiques à long terme. Des algues unicellulaires, de l'espèce Chlamydomonas reinhardtii, sont mises en culture dans une eau faiblement contaminée avant d'être consommées par un mollusque bivalve, la palourde asiatique (Corbicula fluminea), qui est à son tour livré en pâture à des écrevisses lesquelles finiront dans l'estomac de truites arc-en-ciel.
Pourquoi ne pas avoir lancé Envirhom plus tôt ? «Parce que nous ne disposions pas d'instruments de mesures suffisamment précis, répond Jérôme Joly, l'un des responsables de la protection de l'environnement à l'IPSN. Jusqu'à présent les normes de radioprotection étaient formulées en extrapolant les résultats des études menées, en particulier, sur les travailleurs du nucléaire. En l'absence d'effets notables, on en a déduit, en toute logique, que le public, qui est exposé à des doses moins fortes, ne risque rien. Mais aujourd'hui nous voulons aller plus loin dans la connaissance fondamentale des phénomènes en jeu.»
Reste que cette initiative témoigne d'un changement de mentalité
radical (voir interview ci-contre). «Au moment de Tchernobyl, les
experts de l'IPSN avaient reçu pour ordre de ne pas faire de mesures
en France, rappelle un chercheur de cet organisme. Ils ont profité
de leurs vacances pour aller prélever des échantillons sur
le terrain. Et quand leurs résultats ont fini par être publiés,
les valeurs les plus élevées ont été expurgées.»
Aujoud'hui, l'IPSN publie des chiffres de contamination en césium
sur le département de la Corse (voir encadré), supérieurs
à ceux annoncés par les «collègues» de
la Crii-Rad (1), un organisme indépendant fondé au lendemain
de la catastrophe de Tchernobyl pour déjouer les «mensonges»
des experts officiels. Les «nucléocrates» auraient-ils,
enfin, décidé d'en finir avec la langue de bois?